« Si la culture s’éteint, la nation se dissout ; si la culture se développe, la nation prospère » professe un dicton cambodgien. Au fil des années, la pratique et le rayonnement des arts traditionnels khmers ont ainsi été le reflet des périodes d’avancées et de crises traversées par le pays. Héritée d’une civilisation ancienne et fastueuse, la danse du Ballet royal, ou danse classique khmère, symbolise l’identité du Cambodge mais témoigne aussi de la fragilité de sa transmission, tant à maintes reprises elle faillit disparaitre.

Boren TOCH et Xavier de LAUZANNE sont deux passeurs de cette mémoire. Le premier, directeur de l’école d’art et de culture créée en 1996 par Krousar Thmey à Serey Sophon, au Cambodge, s’investit chaque jour pour enseigner et promouvoir la culture khmère auprès d’un large public. Le second, réalisateur français, sort un nouveau documentaire dédié à la danse classique cambodgienne, La beauté du geste, dans les salles de l’Hexagone à partir du 13 mars. Tous deux ont répondu à nos questions.

La danse dans l’ADN de la culture khmère

Depuis plus de mille ans, le Ballet royal du Cambodge contribue au prestige de la couronne cambodgienne et arbore un caractère sacré. « Cette danse est unique, abonde Boren TOCH. L’une de ses formes les plus célèbres, dite Apsara, découle directement de gravures et bas-reliefs très anciens des temples d’Angkor. Immortalisées dans la pierre, les danseuses Apsaras étaient considérées comme des anges messagers des dieux et s’inspirent de légendes hindoues plurimillénaires. A mes yeux, la danse Apsara est désormais emblématique du pays car elle reproduit les postures et costumes de l’époque angkorienne en y ajoutant les traits de la femme cambodgienne moderne. »

Le Ballet royal du Cambodge intrigue autant qu’il fascine le public étranger. « En 1906, la troupe se produit pour la première fois hors du Cambodge à l’occasion de la visite en France du roi Sisowath 1er et de l’exposition coloniale de Marseille, explique Xavier de LAUZANNE. Le sculpteur Auguste Rodin assiste à une représentation et tombe immédiatement sous le charme de cette forme d’art, inédite à ses yeux. Il réalise alors une importante série d’aquarelles et participe à la reconnaissance internationale du Ballet royal cambodgien. » Point de départ du film, cette rencontre est avant tout celle de deux cultures. « La gestuelle de la danse khmère est très différente et n’a pas du tout la même signification que la gestuelle occidentale. J’ai aussi voulu démystifier ces codes et les rendre plus accessibles aux non-initiés. »

Aquarelle de Rodin (1906)

Transmettre la mémoire aux nouvelles générations

A l’origine, la danse du Ballet royal se transmettait à l’oral dans le cercle du palais. « Les premières archives datent de 1898. Il s’agit d’un des tout premiers films de l’histoire du cinéma, réalisé au Cambodge par un opérateur des frères Lumière, précise Xavier de LAUZANNE. Il y a une fragilité inhérente à cette tradition de l’oralité. A la fin des années 1920, le français George Groslier craint que la baisse du budget attribué par l’Empire colonial au financement du ballet, dans le contexte d’une modernité galopante, n’ait raison de cet héritage ; il photographie alors les positions des danseuses sur près de 300 plaques de verre. » 

Le réalisateur emboite le pas de ses prédécesseurs français pour documenter cet art et laisser des traces matérielles dans l’histoire : « Le prince Sisowath Tesso souhaitait préserver l’œuvre de la princesse Buppha Devi, grande danseuse puis directrice du Ballet royal. Avec ma caméra, j’ai ainsi eu le privilège de la suivre dans l’organisation de son dernier ballet. »

Mouvements de la danse du Ballet Royal saisis par Groslier (1927)

Dans la 2nd moitié du XXe siècle, l’enseignement du Ballet royal s’ouvre au reste de la population. « Cette année, notre école accueille 100 élèves en cours de danse classique, rapporte Boren TOCH. Au total, 300 élèves suivent des cours de danse, mais la majorité se tournent vers les danses folkloriques khmères, très fréquentes dans les célébrations populaires. » La danse classique khmère requiert une pratique très régulière et rigoureuse dès le plus jeune âge. « Il faut plus de 10 ans pour former un danseur professionnel, poursuit Boren TOCH. Cela demande aussi de ressentir une émotion particulière vis-à-vis de cet art. »

Témoin des répétitions et séances d’entrainement du Ballet royal, Xavier de LAUZANNE approuve :
« J’ai été marqué par le dévouement total des danseuses à leur art et par le grand respect manifesté pour les anciens. » Interrogé sur l’avenir, Boren TOCH sourit : « Je suis confiant quand je vois l’enthousiasme des nouvelles générations pour les arts traditionnels ; elles assureront la transmission. »

« En réalisant ce film, j’ai pris conscience de l’importance de notre responsabilité collective pour la survie des arts traditionnels », souligne Xavier de LAUZANNE. Inscrit depuis 2008 au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO, le Ballet royal a désormais une place dédiée dans la mémoire de l’humanité.

 

 

Construire et reconstruire l’identité

Pièce d’une filmographie plus large sur le thème de l’identité et de la reconstruction, La beauté du geste interroge le rôle de la culture traditionnelle en période de crise. « L’art peut aider les individus à guérir après un traumatisme, analyse Boren TOCH. C’est un formidable moyen d’expression mais aussi un fort facteur d’unité. A cause de la guerre, de nombreux Cambodgiens ont été exilés sur la route ou se sont réfugiés dans des camps en Thaïlande. Déracinés, certains avaient oublié l’origine de la danse Apsara et pensaient qu’elle venait de la culture thaïe. »

 

Cours de danse classique à l’école d’art et de culture de Krousar Thmey (2023)

Pour autant, la culture tient tant que des acteurs la font vivre. « En parcourant les archives, j’ai découvert des vidéos de Mme Van Savay, 1ere étoile du Ballet royal, datant de 1985, raconte Xavier de LAUZANNE. A cette époque, sa vie comme celle de millions de Cambodgiens avait basculé et, loin des scènes dorées du palais, elle enseignait les mouvements du Ballet royal dans un camp de fortune. La passion de ces artistes qui ont décidé de rester dans leur pays et de transmettre leurs connaissances a permis de conserver un héritage alors fortement menacé. » En effet, selon les estimations, seuls 10% des artistes cambodgiens auraient survécu aux guerres et aux persécutions.

« L’art est aussi un moyen de rappeler ses valeurs à la société lorsqu’elle les oublie, ajoute Boren TOCH. Pendant des années, Krousar Thmey a monté des spectacles de danse et de théâtre d’ombres pour lutter contre le trafic d’êtres humains. C’est d’ailleurs comme ça que j’ai découvert l’ONG et son école d’art, au début des années 2000. »

« Il y a une part d’universalité dans cette histoire : comment un art ancestral peut servir de socle pour se reconstruire collectivement après une crise majeure ? » interroge le réalisateur français. En écho, sur la terre d’Angkor, Boren TOCH conclut « Promouvoir l’histoire et les arts traditionnels khmers, c’est permettre de rebâtir une identité commune et une fierté nationale. »

En savoir plus sur Krousar Thmey
Créée en 1991 dans les camps de réfugiés de Site II en Thaïlande, Krousar Thmey (“nouvelle famille” en khmer) est historiquement la première fondation cambodgienne à venir en aide aux enfants défavorisés. Sa mission est de permettre l’intégration des enfants défavorisés dans la société cambodgienne, par une éducation et un soutien adaptés à leurs besoins, tout en respectant leurs traditions et leurs croyances. En 2022, les activités de Krousar Thmey ont bénéficié à plus de 3 700 personnes, dont 2 500 enfants. L’ONG mène 3 programmes et 2 projets transversaux dans 15 provinces du Cambodge: Protection de l’enfance, Education spécialisée et inclusive pour enfant sourd ou aveugle, Développement culturel et artistique, Orientation universitaire et professionnelle et Hygiène et santé.